[ENQUÊTE 2/3] Exposition chronique aux sargasses : ce poison permanent et silencieux

Par 17/04/2024 - 14:57 • Mis à jour le 19/04/2024 - 10:46

Les problèmes de santé liés aux sargasses restent un véritable fléau pour les Antilles françaises malgré les millions d’euros dépensés.

    [ENQUÊTE 2/3] Exposition chronique aux sargasses : ce poison permanent et silencieux
Ramassage de sargasses sur la Batelière à Schoelcher, en Martinique, le 12 septembre 2023. Photo Jacques Dijon

Un coupable, la sargasse. Après avoir échoué sur le rivage des jours durant, les algues, en se décomposant, commencent à dégager un niveau dangereux de sulfure d’hydrogène.

Cette situation n’est pas nouvelle pour les habitants de cette commune agricole de Marie-Galante comptant 11 000 personnes et faisant partie de l’archipel de la Guadeloupe.

Depuis les premiers échouages en masse il y a plus de 10 ans, les sargasses en décomposition ont fréquemment impacté les riverains et touristes et ont contraint plusieurs entreprises et restaurants à baisser leur rideau pendant des mois.

Parmi les propriétaires en difficulté figurent les sœurs Marie-Louise et Lyselène Bade, qui ont dû fermer leur petit hôtel Le Soleil Levant.

Marie-Louise, Soleil Levant
Marie-Louise Bade est la propriétaire du petit hôtel Le Soleil Levant, qui a dû fermer à cause de l’invasion des sargasses en Guadeloupe. Photo offerte par Marie-Louise Bade

Bien qu’elles continuent à gérer une boulangerie et une épicerie héritées de leur mère, Marie-Louise raconte qu’un technicien Gwad’Air lui a récemment posé une question inquiétante :  « Comment arrivez-vous à, rester là ? »

Elle s’interroge souvent à ce sujet.

Vous savez, j’adore les bijoux fantaisie, mais maintenant je ne peux pas les garder sur la peau plus d’un quart d’heure. Ils s’oxydent et me provoquent des démangeaisons. En voyant ce que cela fait aux équipements électriques et au métal, c’est à se demander ce que ça fait à l’intérieur du corps, aux poumons

Soleil Levant
Selon Marie-Louise Bade, depuis la recrudescence des sargasses en Guadeloupe, les meubles en métal et les objets ont commencé à s'abîmer plus rapidement. Photo Olivia Losbar 

Grâce à des récentes recherches réalisées dans les Antilles françaises  - dont la plupart subissent des problèmes similaires à ceux de Marie-Galante -, les scientifiques peuvent désormais mieux répondre à cette question.

Ils dressent un portrait alarmant. Leurs études démontrent que les gaz de sulfure d’hydrogène et d'ammoniac relâchés par les sargasses en décomposition, peuvent être nocifs pour les femmes enceintes, aggraver les difficultés respiratoires comme l’asthme et engendrer entre autres problèmes de santé graves, des maux de tête et des pertes de mémoire.

 

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Cependant, cette connaissance n’a pas suffi à protéger les Marie-Galantais et bien d’autres Guadeloupéens.

Alors même que les Antilles françaises se sont érigées comme le leader régional dans la lutte contre les sargasses, des chercheurs comme le Pr. Dabor Resiere basé à la Martinique, ont déclaré que les actions n’avaient pas été suffisamment à la hauteur.

Par conséquent, de nombreux riverains font régulièrement face à de dangereux risques sanitaires et le gouvernement français a dû se diriger vers la scène internationale pour exiger que la question des sargasses soit traitée au niveau mondial.

 

« Une explosion d’intoxication aérienne »

Depuis qu’en 2018  un record d’afflux de sargasses sur les côtes caribéennes a été enregistré, les effets sur la santé des algues en décomposition sont mieux connus. Au mois de décembre de cette année-là, en Martinique, un groupe de chercheurs a fait un constat inquiétant.

Dans un courrier publié dans The Lancet Medical journal, ils ont noté que des médecins en Martinique et en Guadeloupe - Antilles françaises avec une population totale de presque 800000 personnes - avaient récemment enregistré plus de 11000 cas de toxicité aiguë aux sargasses durant une période de huit mois. Parmi eux 3 cas ont été admis en soins intensifs.

Afin de limiter ces intoxications par voie aérienne, le gouvernement français a déjà promis que 10 millions d’euros [US $10,835,600] seraient alloués à la fourniture de l’équipement pour extraire l’algue sous 48 heures, à la surveillance de la concentration de sulfure d’hydrogène sur les littoraux affectés, à la formation des médecins, et à l’affectation d’experts en toxicologie dans les zones impactées », rapportent Résière ainsi que 10 autres chercheurs basés à la Martinique et en France.

« Malgré ce premier effort louable de la part du gouvernement français, un plan de contingence pour résoudre cette invasion énigmatique des sargasses doit être mis en discussion urgente au plan international afin d’encourager la recherche marine, de mettre en commun les ressources et réunir les priorités politiques locales », dit Résière .

Le gouvernement français - qui pendant des décennies a souffert des échouements d’algues sur ses côtes européennes - a lancé deux plans sargasses nationaux financés avec près de 26 millions de dollars pour 2018-2022 et environ 40 millions de dollars pour 2022-2026. Et c’est sans compter les millions dépensés par les autorités locales dans des opérations de ramassage de sargasse et dans l’investissement dans des équipements dédiés.

Diamant sargasses
Des sargasses à perte de vue devant le rocher du Diamant, en Martinique.

Une mobilisation qui a fait des îles de Guadeloupe, Martinique, Saint-Martin et Saint-Barthélémy, les territoires qui ont lancé les plus vastes actions dans la Caraïbe ces dernières années. Outre la recherche, ces actions incluent des programmes de surveillance de la qualité de l’air, des initiatives de nettoyage, et l’une des rares stratégies nationales officiellement adoptée par un gouvernement dans la région.

 

1ère conférence internationale en Guadeloupe

En 2019, la Guadeloupe a également accueilli la première Conférence internationale sur la sargasse, dans laquelle la Région Guadeloupe, en partenariat avec le gouvernement français, l’agence nationale française de recherche et deux agences brésiliennes, a lancé un appel à projets avec le soutien financier de l’Union européenne et d’autres partenaires.

Cette action a permis de financer douze projets dont les résultats ont été présentés le 28 février 2024 dans le cadre du plan national de prévention et de contrôle des sargasses. Outre l’examen du cycle de l’algue et ses effets sur l’environnement, ces projets ont aussi investigué les impacts sur la santé. 

Sargasses Batelière, Martinique.j
Une mer de sargasses au niveau de la plage de la Batelière à Schoelcher, en Martinique, le 12 septembre 2023. Photo Jacques Dijon

L’un des résultats, le projet SargaCare, a conduit à une étude de juillet 2022 sur plus de 3000 femmes enceintes à la Martinique, démontrant des preuves d’un haut risque de pré-éclampsie potentiellement fatale chez les femmes enceintes exposées aux gaz issus des sargasses.

Une étude ultérieure de SargaCare a prouvé que l’exposition prolongée aux gaz émis par la décomposition des sargasses augmenterait le risque de développer de l’apnée du sommeil chez les patients.

 

« La situation reste inchangée »

Pourtant, malgré ce travail, les chercheurs en santé ont alerté sur le fait que les actions menées n’avancent pas assez vite compte tenu de l’évolution du problème dans les Antilles françaises ainsi que dans la région au sens large.

Plus de quatre ans après leur alerte de 2018 dans The Lancet, le Pr. Résière et sept autres collègues ont relancé le débat dans une lettre de mars 2023 publiée dans le Journal of Global Health.

En Guadeloupe et en Martinique, ont-ils écrit, « la situation est restée inchangée. En dépit des plans du gouvernement français pour endiguer le problème de sargasse, ces algues toxiques continuent d’inonder les côtes de la Martinique, de la Guadeloupe et de la Guyane française dans des proportions encore plus élevées. »

Barrages contre les sargasses

La pandémie du Covid-19, ont-ils déclaré, était en partie responsable du problème car elle avait mobilisé les ressources sanitaires. Mais ils ont également noté l’absence de coordination régionale dans les actions sanitaires et ont mis en garde contre le fait que les gouvernements caribéens, pressés de redémarrer leurs activités touristiques post Covid, seraient enclins à minimiser l’impact sanitaire du problème des sargasses.

La population continue à être défavorablement affectée, certains ont dû vendre leurs maisons de rêve qui sont devenues inhabitables, d’autres ont abandonné leurs écoles et lieux de travail en raison du manque de solutions à ce fléau, » écrivent les chercheurs. « Il devient urgent de venir en aide à ces familles qui, en plus des conséquences sur la santé à cause d' importantes émanations de sulfure d’hydrogène, doivent supporter les conséquences matérielles car elles sont souvent contraintes à remplacer leurs appareils ménagers ou les pièces métalliques de leurs maisons

 

Saison 2023 très active

Avant même que la lettre des chercheurs ait été publiée en mars 2023, une nouvelle saison de sargasses provoquait déjà des problèmes de santé dans toutes les Antilles françaises.

Fin janvier 2023, une femme âgée de 59 ans a ainsi été traitée par les services d’urgences pour une intoxication aigüe après avoir participé à une opération de nettoyage de sargasses sur la plage de Tartane à la Trinité, en Martinique.

Le 2 mars, la municipalité du Robert en Martinique a temporairement fermé l’école de Four à Chaux en raison de l’exposition aux gaz émanant des sargasses.

Invasion de sargasses.
Les embarcations flottent sur une mer de sargasses au large de la plage de la Batelière à Schoelcher, en Martinique, le 12 septembre 2023. Photo archives RCI

Et quand l’alerte à la pollution de l’air a été déclenchée dans la baie de Saint-François en Guadeloupe le 15 septembre, il a été recommandé à la population, notamment les plus vulnérables, d’éviter la zone de la marina accueillant des hôtels, restaurants et des entreprises proposant des activités nautiques.

 

Marie-Galante envahie d'algues brunes

À Marie-Galante, Marie-Louise Bade continue de se battre également. Celle que beaucoup surnomment « Malou », gère plusieurs affaires sur son île, sur laquelle l’économie provient principalement du tourisme, de la pêche, de la récolte de la canne à sucre de la banane et par les distilleries de rhum.

Cela fait 11 ans que je dois supporter ça », raconte Marie-Louise Bade. « Depuis 11 ans, à chaque fois que j’ouvre mes portes, je me dis :  « Mon Dieu, quel autre appareil va tomber en panne ce matin ? ». Nous avons beau réparer, nettoyer, les murs deviennent gris. Les algues rongent toute la plomberie. … Donc tout est détruit et il y a des fuites tout le temps 

Sargasse Capesterre de MG
Les algues brunes envahissent à nouveau le littoral de la Grande Galette. Depuis un peu plus d'une semaine, elles ont recommencé à s'échouer sur le rivage du bourg. Photo archives RCI

Les touristes, dit-elle, ont cessé de venir.

Je n’arrive plus à louer les chambres, » dit-elle. « En ouvrant les fenêtres, les clients ont une vue sur les sargasses. Il y a l’odeur. Et sur les murs, la tuyauterie, la climatisation: tout noircit 

Sa santé en a également pâti.

Marie-Louise Bade décrit des démangeaisons en continu, l'apparition de plaques de boutons sur sa peau, des troubles de la vue, et des problèmes respiratoires qui la contraignent désormais à suivre un traitement contre l'asthme.

Les diverses actions des autorités n’ont pas soulagé sa vie quotidienne, dit-elle. Il y a à peu près deux ans, par exemple, l’Agence Nationale de Santé de Guadeloupe a distribué des questionnaires pendant un mois environ. Cependant, depuis lors, raconte-t-elle, aucun suivi n’a été mis en place à sa connaissance.

La cheffe d’entreprise raconte que le médecin de la ville surveille régulièrement les effets des sargasses sur la santé de la population, et l’encourage à venir en consultation tous les trois mois.

L’année dernière, les habitants ont eu un bref répit lors de l’installation de barrages flottants au large dans le but d’éviter que les sargasses n’atteignent la plage. 

La solution a fonctionné pendant plusieurs semaines, selon le maire de la ville, Jean-Claude Maes. Les habitants ont recommencé à se promener sur le littoral, ce qu’ils n’avaient pas fait depuis des années, et quelques entrepreneurs ont décidé de monter de nouvelles activités, raconte Maes.

Mais ce répit a été de courte durée : les barrages flottants ont été balayés en octobre dernier par le cyclone Tammy. Les projets de réinstallation prévus en décembre n’ont depuis pas été réalisés.

Capesterre de Marie-Galante, décembre 2023
Une barrière anti-sargasses a été installée l’année dernière pour protéger la plage de la Feuillère Beach à Capesterre de Marie-Galante, mais elle a été endommagée par l’ouragan Tammy en octobre. Le 1er décembre 2023, elle gisait sur le littoral en attente d’une réinstallation. Photo d’Olivia Losbar

 

Bien que de telles responsabilités relèvent normalement de la compétence des communes et villes impactées, le gouvernement français a décidé de supporter 80% du coût financier pour combattre les sargasses. Cependant, indique le maire, ce financement a mis du temps à arriver l’année dernière.

 

« Irritation et angoisse »

Tandis que les habitants sont en souffrance, la recherche continue. Le Professeur Dabor Resiere, chef de service au Centre hospitalier universitaire de la Martinique, indique que les précédentes études se sont largement focalisées sur les effets de la toxicité aiguë provoqués par les émissions de gaz des sargasses en décomposition.

Cependant, il existe selon lui une pénurie d’informations sur la toxicité chronique à des doses plus faibles.

Pour en apprendre plus, le professeur et son équipe procèdent à des consultations hebdomadaires et rendent visite aux patients sur le terrain dans le cadre du programme de surveillance mis en place par le Centre Hospitalier Universitaire de Martinique, programme qu’ils envisagent d’exporter prochainement en Guadeloupe, à Sainte-Lucie et dans d’autres îles.

On ne connaît pas encore l’impact de cette exposition chronique aux gaz émis par les algues en décomposition sur les populations vivant ou travaillant près du rivage impactés par les sargasses, » indique Résière. « Nous pouvons constater que la majorité de ces patients continuent à avoir des troubles du sommeil ; une fatigue généralisée, de la conjonctivite, des irritations et de l’anxiété. Cette anxiété, ce syndrome dépressif, nous les observons chez tous les patients. Mais maintenant, il nous faut le démontrer scientifiquement

D'autres recherches sont également en cours. Suite à la présentation des résultats de l’appel à projets de 2019 ce mois de février, la Région Guadeloupe et ses partenaires ont lancé un nouvel appel à projets. Celui-ci va permettre la poursuite des études sur les impacts sur la santé et les effets sur les écosystèmes marins et les conditions hydrodynamiques qui en favorisent la floraison. 

Mais à Marie-Galante, Marie-Louise Bade et sa sœur ont des inquiétudes plus immédiates.

Actuellement, la toiture en métal de leur entreprise fuit à cause des trous créés selon elles, par la corrosion provoquée par les gaz des sargasses. Pourtant, elles sont réticentes à investir à nouveau dans des réparations tant qu’elles seront confrontées à cette incertitude continuelle. 

Néanmoins, en dépit des risques, elles ne prévoient pas de s’en aller. Pour Marie-Louise Bade, il est inconcevable de fermer l’entreprise léguée par sa mère et dans laquelle sa sœur et elle ont grandi.

Avant de conclure : « Qu’adviendrait-il de la ville sans une boulangerie ? ».


À NOTER

Une investigation caribéenne

Cette investigation est le fruit d’une bourse d’étude accordée par l'Institut de formation du Centre de Journalisme d’investigation et a été rendue possible grâce au soutien de l’Open Society Foundations.

Ce deuxième volet publié par RCI a été rédigé par Olivia Losbar, avec le Centro de Periodismo Investigativo (Centre de journalisme d’investigation)

 

 

 

 

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