[DOSSIER 5/5] Trafic de cocaïne aux Antilles : ce qu’ont dit les magistrats aux sénateurs

Par 08/03/2024 - 06:00 • Mis à jour le 25/03/2024 - 18:51

En décembre dernier, juges et procureurs de Guadeloupe et de Martinique ont été longuement interrogés par la commission d’enquête sénatoriale sur le narcotrafic. Pour eux, le trafic de cocaïne est le moteur de la violence et de la corruption dans nos territoires.

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Saisie d'1,3 tonne de drogue au large de la Martinique en septembre 2022

Assis dans une salle du palais du Luxembourg, les sénateurs membres de la commission d’enquête ont les yeux rivés sur leurs écrans. C’est en visio-conférence qu’interviennent les magistrates des Antilles.

Durant une heure, procureures et présidentes de tribunaux judiciaires dépeignent l’impact de la vague de cocaïne qui déferle sur les îles françaises d’Amérique depuis plusieurs années.

La Martinique, comme d'autres îles, est contaminée par des débarquements difficiles à contrer. En effet, l'île est cernée de plages, sur lesquelles il est possible de débarquer à toute heure du jour et de la nuit, alors qu'il est en revanche impossible pour les services d'enquêtes d'être présents en continu sur toutes les plages

Voici le constat de Clarisse Taron, procureure de la République de Fort-de-France mais surtout en charge de la Juridiction Interrégionale Spécialisée (JIRS).

Des territoires « passoires »

L’action des forces armées aux Antilles qui ont saisi 11 tonnes de stupéfiants en mer en 2023 n’y change pas grand-chose.

La Martinique et la Guadeloupe restent des territoires de rebond des flux de cocaïne venus d’Amérique du Sud notamment de Colombie ou du Vénézuéla vers l’Europe et les Etats-Unis.

La poudre blanche arrive par la mer en passant les îles voisines anglophones de Sainte-Lucie ou parfois de la Dominique.

Cette porosité du littoral s’illustre dans cette double saisie de 376 kilos de cocaïne sur une plage du Gosier et de 300 kilos sur une plage de Vieux-Habitants en Guadeloupe au début de l’année 2024.

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Ces récentes interceptions terrestres appuient l’analyse sévère de Maewenn Enaff, vice-présidente du tribunal judiciaire de Pointe-à-Pitre.

Nous ne comptons pas un seul dossier de découverte de cocaïne sur un navire près des côtes. J'ignore si les brigades maritimes fonctionnent mieux en Martinique, mais, en Guadeloupe, nous n'avons pas d'enquêteurs présents sur la mer, alors que l'insularité constitue une particularité à prendre en compte, que ce soit pour les débarquements sur les plages ou pour les transbordements en mer. À ce jour, il nous faut remonter d'abord par la terre pour identifier les chemins maritimes utilisés

Pour tenter de rétrécir les portes d’entrée de la cocaïne aux Antilles françaises, l’installation de radars de surveillance est réclamée par les forces de l’ordre. Le gouvernement les a promis mais pas avant 2025.

Intervention sur voilier suspect Ventôse
Intervention sur un voilier suspect par le Ventôse.

La cheffe du parquet de Fort-de-France s’interroge néanmoins sur la réaction des trafiquants face à ces futures infrastructures.

Nous attendons des radars sur les canaux de Sainte-Lucie et de la Dominique. Leur installation est annoncée depuis longtemps. Nous ignorons comment ils seront équipés et comment nous pourrons empêcher les trafiquants de modifier leurs routes pour arriver ailleurs sur l'île

Les Ports privilégiés par les trafiquants

Pour rejoindre l’Europe, la voie maritime reste privilégiée par les criminels (55% des saisies de 2022 ont eu lieu en mer).

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Cette route est confirmée par les importants volumes de drogue qui transitent par les Antilles, selon Dominique Vinsonneau, première vice-présidente du tribunal judiciaire de Fort-de-France, chargée de l’instruction.

Des dizaines de tonnes de cocaïne transitent tous les ans par Fort-de-France et par les ressorts de la JIRS [Juridiction Interrégionale Spécialisée, ndlr]. Le reste des saisies est résiduel par rapport à la masse de ces produits en transit

Au regard des affaires traitées par la justice, les magistrates pointent du doigt la faiblesse de la sécurisation des infrastructures portuaires. Le constat de Clarisse Taron est cinglant.

La sûreté du port de Fort-de-France reste catastrophique, même si des efforts sont fournis. Nous sommes censés constituer un bouclier pour l'Hexagone et l'Europe, mais nous sommes une passoire

Dominique Vinsonneau abonde en ce sens.

Le port est équipé de 230 caméras, qui permettent d'enregistrer les intrusions. Cependant, ces images sont écrasées après une semaine, alors que les services d'enquête en ont souvent besoin plus tard

Ce chemin la drogue transitant par les ports risque de s’agrandir dans les années à venir avec l’extension des grands ports maritime de Jarry et de la Pointe des Grives, amenés à devenir des hubs de transbordement.

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Le parquet de Fort-de-France exprime d’ailleurs ouvertement son inquiétude à ce sujet. Caroline Calbo, procureure de la République de Pointe-à-Pitre, partage le même sentiment.

Comme la procureure de Fort-de-France, je m'inquiète de la question des ports et des hubs qui doivent se développer, alors que la cocaïne qui rentre par les ports est un vrai sujet de préoccupation. Les douanes ont récemment demandé des scanners, mais nous avons besoin d'encore plus de moyens

Augmentation du transit aux aéroports

L’autre porte d'entrée vers l'Europe, ce sont les aéroports. Les mules-valises représentaient la majorité du transport par avion jusqu’en 2022 au départ des Antilles. 

L’instauration du 100% contrôle en Guyane a provoqué un déport du transport « in-corpore » de la cocaïne vers la Martinique et la Guadeloupe.

Nous observons, depuis novembre 2022 et la mise en place du « 100 % contrôle » en Guyane, une augmentation du nombre de mules « in corpore » arrêtées par les douanes de Guadeloupe. Avant, nous arrêtions des mules qui portaient les produits sur elles et non pas à l'intérieur de leur corps. De plus en plus de Nigérians sont également interpellés. Des enquêtes sont en cours au niveau de la JIRS, car le trafic s'opère entre l'Europe, la Guyane, la Martinique et la Guadeloupe 

« De la corruption, il y en a sûrement beaucoup »

C’est un volet moins spectaculaire du trafic de stupéfiants mais un maillon prépondérant du chemin de la cocaïne vers l’Europe. Pour accéder aux infrastructures stratégiques, les trafiquants sont prêts à dépenser de fortes sommes.

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Ces sommes alimentent la poche de nombreux intermédiaires, des « petites mains » indispensables pour les têtes de réseaux. Clarisse Taron le dit sans tabou aux parlementaires.

S'agissant de la corruption, il y en a sûrement beaucoup. Les dockers, les employés du port, ceux de la CMA CGM et les vigiles sont touchés

Cette corruption s'étend à tous les corps de métiers, y compris aux forces de l’ordre, voire à des fonctionnaires de justice, signale la procureure de Fort-de-France.

Nous sommes confrontés à la corruption de douaniers, voire à celle de fonctionnaires de police

Même observation de Dominique Vinsonneau au sujet de l’aéroport de Fort-de-France.

À l'aéroport, nous nous heurtons à des difficultés liées à la corruption d'agents de douane

Plusieurs enquêtes seraient d'ailleurs en cours, selon Clarisse Taron :

Fort-de-France compte une antenne de l'inspection générale de la police nationale (IGPN), qui travaille très bien et dont la compétence s'étend sur tout le ressort des Antilles. Nous leur avons confié ces enquêtes, mais ces affaires ne sont pas simples. Tous les ports européens sont touchés

Violences armées

Les juridictions sont aux premières loges pour constater le lien entre l’amplification du trafic de stupéfiants et la montée de l’usage des armes et de leur utilisation.

En 2022 et en 2023, ce sont 26 et 25 homicides qui ont été commis sur le sol martiniquais. Des meurtres perpétrés en majorité avec des armes à feu. Selon le parquet de Fort-de-France, la part des règlements de compte sur fond de drogue est significative.

Environ un tiers des meurtres commis en Martinique est lié à des règlements de compte. Un autre tiers relèverait de motifs plus crapuleux, mais pourrait aussi être relié à des trafiquants. Enfin, nous déplorons plusieurs dommages collatéraux, des personnes ayant été atteintes par des coups de feu qui ne les visaient pas

destruction armes.

De plus en plus, les armes utilisées sont considérées comme des armes de guerre.

Depuis deux ou trois ans, nous observons la présence grandissante d'armes de poing de type Glock ou Taurus, qui viennent du Brésil ou des États-Unis. Plus récemment, nous avons constaté une utilisation croissante d'armes de guerre et d'armes qui acquièrent ce statut, parce qu'elles sont munies de chargeurs longs leur permettant de procéder à des tirs multiples

Si les filières d’entrée de la cocaïne sont bien identifiées, celles permettant la distribution massive de pistolets et de mitraillettes n’ont pas encore été mises à jour par la justice.

Dominique Vinsonneau le reconnaît face aux sénateurs.

Nous observons que les armes sont très nombreuses sans encore bien comprendre par quel biais elles entrent sur le sol martiniquais. Parmi tous les dossiers des trois cabinets d'instruction de la JIRS, aucun ne s'attache à essayer de remonter une filière d'approvisionnement

En Guadeloupe, où l’on dénombre le deuxième plus fort taux d’homicides pour 100 000 habitants en 2023, le rapport avec le trafic de stupéfiants est plus diffus.

C’est la conclusion de la procureure Caroline Calbo :

 Si nous comptons de nombreux homicides par armes à feu, ils sont rarement liés au trafic de stupéfiants et nous assistons peu à des règlements de compte. Ces violences relèvent davantage d'affaires de vols ou de motifs futiles

Maewenn Henaff partage la même vision.

L'immense majorité de ces derniers ont plutôt des motifs assez futiles, qui relèvent du vol à main armée, et sont liés à la prolifération des armes, utilisées majoritairement par de jeunes hommes, qui prétendent s'en servir pour leur protection personnelle et finissent par les utiliser dans d'autres cadres

Des services à la peine

Face à l'ampleur du trafic international de stupéfiants, les magistrates ont mis en avant les difficultés que rencontrent leurs juridictions pour lutter.

Figure de prou des services d’enquêtes et de la guerre contre la drogue en France, l’OFAST n’est pas épargnée. Maewenn Henaff souligne notamment un manque de coordination :

Au niveau de l'instruction et en ce qui concerne les trafics imbriqués, nous rencontrons des difficultés à faire coopérer ensemble des services de police et d'enquête, tels que l'OFAST ou le groupe de répression du banditisme. Au sein même de l'Office, nous sommes constamment obligés de jouer un rôle de coordination, aussi bien au niveau des opérations qu'en matière de partage et de recoupement des informations. Nous devons être en permanence en lien avec les enquêteurs pour que les dossiers fonctionnent, sachant que nous devons aussi gérer la cette communication en tenant compte de nos emplois du temps, des leurs, du décalage horaire, de l'éloignement géographique et des pratiques sur le terrain. C'est un facteur majeur de complexité, qui semble regrettable pour un office national

saisie drogue

Elle appuie cette critique par un exemple récent.

Un service d'enquête fait de la surveillance d'arrivages de stupéfiants et d'armes depuis la Dominique. Il avertit les douanes de son opération de surveillance, afin d'éviter des contrôles trop stricts sur un bateau particulier. Mais un autre service des douanes arrête tout le monde et procède à une saisie. Ces difficultés de communication entre les services mettent en péril l'enquête judiciaire en cours

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Les contraintes géographiques ou encore le décalage horaire avec l’Hexagone complique la tâche des magistrats. Clarisse Taron pointe également un problème d’effectif :

Nous avons besoin de moyens supplémentaires. La charge des cabinets d'instruction de Fort-de-France est énorme et, sur les trois juges d'instruction affectés à la JIRS, l'un d'eux s'occupe aussi des affaires économiques et financières. Par ailleurs, même si nous venons à être renforcés par un parquetier dédié aux relations avec la Guyane, nos ressources restent insuffisantes

Aux Sénateurs, les magistrates ont aussi demandé des adaptations législatives pour bénéficier plus facilement des véhicules et autres objets technologiques saisis aux mains des trafiquants.

Une autre proposition suggère de se rapprocher de la législation italienne « en ce qui concerne l'association de malfaiteurs de type mafieux, ainsi que la possibilité de réprimer la corruption dès lors qu'elle permet de s'assurer du soutien d'une personne sans nécessairement lui demander d'acte précis ».


INFOS +

Une commission d’enquête pour quoi faire ?

28 tonnes de cocaïne ont été saisies en France en 2022. Une explosion du trafic et des violences qui y sont liés en Europe qui a forcément attiré l’attention des parlementaires.

Quelles sont les « nouvelles routes » d’entrée de la drogue en France ? Comment les trafics de stupéfiants se déploient-ils dans les villes moyennes et les communes rurales ? Quel rôle jouent les outils numériques (commandes par Internet, cryptoactifs, messageries cryptées, etc.) dans la structuration du narcotrafic en France ? Quels sont les nouveaux modes de fonctionnement des réseaux de narcotrafic ? Et surtout : quels sont, au vu de ces évolutions, les moyens de lutte les plus efficaces, les plus opérationnels et les plus pertinents pour combattre le narcotrafic ?

Voici les questions que se posent les sénateurs. La commission d’enquête sur le narcotrafic souhaitée par le groupe Les Républicains a ouvert ses travaux le 21 novembre 2023 et doit les clôturer le 8 mai 2024.

Deux sénatrices ultramarines participent à ces travaux : Catherine Conconne de la Martinique et Marie-Laure Phinéra-Horth.


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